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La lettre du mois

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Entre humour et curiosité historique, gravité et légèreté,
cette lettre vous fera voyager dans l’infinie variété des imaginaires de la sexualité

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FEMMES ET SEXUALITÉS DANS LE BASSIN MÉDITERRANÉEN


Yves Ferroul

(Première parution in Krisis, 41, septembre 2015)



Sur les rives de la Méditerranée, deux grandes conceptions de la place de la femme dans la société s'affrontent aujourd'hui avec une violence particulière : pour l'une, que nous appellerons européenne occidentale, la femme doit jouir dans la société des mêmes droits et libertés que l'homme ; pour l'autre, défendue particulièrement par les intégristes musulmans, la femme doit être soustraite au regard de l'homme dans l'espace public, et rester cantonnée aux tâches domestiques. La sexualité qui en découle opposera d'une part les sociétés où la femme a la libre disposition de son corps, où les relations sont à négocier directement entre partenaires, avec un égal droit de décision pour les femmes comme pour les hommes ; et d'autre part les sociétés où les femmes n'ont aucune autonomie, où les hommes décident et choisissent à leur place ce qui est bon et bien pour elles, leur imposent leur vie sexuelle. Bien sûr, entre les deux extrêmes - qui existent - il y a toute une gamme de situations intermédiaires : par exemple, en France, beaucoup pensent aussi que les femmes doivent rester à la maison à s'occuper des enfants et des tâches ménagères alors qu'en même temps, légalement, tous les métiers leur sont ouverts.

Nous nous proposons d'examiner l'évolution historique de la sexualité humaine et des sociétés méditerranéennes afin de suggérer une explication de ces divergences de fond. Le premier point sera d'établir la possibilité d'évolutions séparées chez les humains, puisque chez d'autres mammifères comme le cerf, par exemple, la sexualité et la place de la femelle ne divergent pas d'un groupe à l'autre. Le second sera de présenter les étapes des changements et l'émergence de la différence, puis son ancrage contemporain. La thèse est que la subordination des femmes va être généralisée par l'expansion de l'Empire romain, puis demeurer jusqu'à aujourd'hui dans la partie musulmane conservatrice, tout en s'affaiblissant dans la partie occidentale envahie par des peuplades venues du Nord.


L'invention de la sexualité humaine de reproduction


La sexualité humaine est une sexualité de mammifère évolué. Les mammifères dont le cerveau est le moins développé ont un comportement automatique totalement dépendant d'un cycle hormonal. Quand le taux circulant préfixé des hormones concernées est atteint, le schéma comportemental génétique est activé, et, dans le domaine sexuel, l'accouplement se déroule spontanément,  enclenchant le processus de fécondation-grossesse-mise bas.

Mais certains mammifères ont vu leur cerveau continuer à se développer par augmentation du cortex, surtout du lobe préfrontal. Ces nouveaux neurones permettent l'acquisition de nouveaux comportements, de plus en plus nombreux au fil du temps. Cependant, inévitablement, toute nouvelle acquisition d'un jeu de comportements dans un domaine ne peut se faire que par la perte de l'automatisme de déclenchement du seul comportement initialement existant. Quand les pattes de la gazelle ne lui servent qu'à marcher, le petit faon met quelques minutes après sa naissance à y parvenir : alors que les jambes de l'homme - qui peuvent apprendre en plus les mouvements permettant la nage, le vélo, le pédalier des orgues ou le football - ne sauront plus le faire marcher avant une bonne dizaine de mois d'essais multiples ! Au bout du compte, les automatismes sont progressivement remplacés par des apprentissages, et chez l'être humain tout n'est plus que fruit d'apprentissages (sauf la tétée du nouveau-né, bien sûr).

Pour rendre efficace l'apprentissage, se développe de façon concomitante un circuit nerveux de récompense et de punition qui favorise l'acquisition des comportements positifs pour l'individu et le groupe.

En sexualité, le rat a déjà un cerveau développé au point d'avoir perdu l'automatisme de l'accouplement, et doit l'apprendre en regardant ses congénères. Chez les singes, c'est encore plus vrai, et le plaisir lié à l'acte devient la principale motivation pour l'accomplir. Quand ils vivent en groupe (comme les macaques, les babouins ou les chimpanzés), leurs guenons ont vite compris l'intérêt d'offrir ce plaisir aux mâles de leur entourage : reconnaissants, ils ne les agresseront pas ni elles ni leurs petits, ou même les protégeront, leur feront des cadeaux de nourriture, rechercheront leur compagnie... C'est-à-dire que l'évolution chez les mammifères a transformé la sexualité automatique - et, de fait, purement reproductrice - en un moyen important de tisser du lien social (comme par ailleurs le toilettage) dont la conséquence reproductrice est seconde, non recherchée, mais suffisamment fréquente pour que les espèces concernées perdurent.

Les premiers humains héritent de cette sexualité de plaisir et de création de liens essentiels pour des êtres vivant en groupe.

Initialement, la sexualité humaine est ainsi fondée sur l'échange intéressé de plaisir. Mais tout fut bousculé il y a environ 10 000 ans. Quand, avec l'élevage, les humains comprendront le lien entre les rapports et la fécondation, puis, avec l'agriculture, quand certains accumuleront des biens et voudront les transmettre à leurs descendants, les humains auront tendance à scinder la sexualité : les possédants s'échangeront leurs filles pour faire des héritiers légitimes, et ces femmes seront traitées différemment des autres femmes (domestiques, femmes subordonnées, esclaves) dont les enfants éventuels seront exclus de la transmission des biens1. Les premières seront facilement limitées à la sexualité de reproduction pour laquelle elles ont été acquises, les secondes seront disponibles pour un choix fondé sur le désir et la recherche du plaisir : la sexualité humaine est pour la première fois consciemment dissociée, pour la première fois les actes sexuels peuvent être recherchés pour deux objectifs différents, et la possibilité de départager les femmes selon l'objectif sexuel que l'on recherche avec elles s'offre alors comme une voie d'évolution des sociétés.

Les représentations religieuses du monde vont entériner cette évolution, passant de la présence exclusive de la Déesse Mère aux tout débuts (signe que la grossesse n'était attribuée qu'aux pouvoirs des femmes et des divinités), à la montée en puissance des dieux mâles, jusqu'à la stabilisation d'un panthéon dominé par les seuls dieux et où les couples modèles de déesses et de dieux seront des épouses et leurs maris (Héra et Zeus) aussi bien que des amantes et leurs amants (Aphrodite et Arès), Aphrodite-Vénus étant la déesse de la sexualité de plaisir. Les dieux cautionnent ainsi la dualité nouvelle de la sexualité.


La mise en place de la subordination des femmes


L'évolution de la société en Mésopotamie est un indicateur du changement de la place des femmes. Au IVe millénaire avant notre ère, nous avons des témoignages de l'existence de femmes mésopotamiennes cultivées, auteures de poèmes. Les cités ont pratiquement toutes des déesses comme divinités protectrices. Et ce sont des déesses que les récits légendaires placent à la source des connaissances et des techniques, et à qui ils attribuent leur transmission aux humains. Au IIIe millénaire, on assiste à l'effacement progressif des déesses : elles sont de plus en plus  associées à un dieu, de plus en plus réduites au seul rôle de partenaires sexuelles de ce dieu. Au IIe millénaire, la société est devenue une société d'hommes, dirigée par des hommes, structurée à l'avantage des hommes. Le panthéon est réorganisé à l'image de la société humaine, et toutes les grandes divinités sont désormais des dieux. Seule Ishtar garde sa place et ses prérogatives. Le monde des hommes se différencie de celui des femmes, et sur les tablettes qui évoquent une naissance on voit les premières traces de cette division des sexes avec les projets d'offrir à l'enfant une hache si c'est un garçon, un fuseau ou un peigne si c'est une fille.

Dans la première partie du premier millénaire, les textes de la Bible témoignent de l'aboutissement de ce courant d'évolution. Dans la société hébraïque d'alors, l'épouse est un bien de l'homme (Genèse 20, 17 ; Lévitique 20, 10), qui l'acquiert pour engendrer des héritiers légitimes. Si elle ne peut les fournir, elle sera remplacée par une seconde épouse, ou une servante (Abraham et Hagar, Genèse 16). Pour le plaisir, d'autres femmes sont là (Tamar, Genèse 38).

Certaines sociétés, néanmoins, ne connaissent pas cette dégradation totale de la condition féminine. A Sumer, la femme est bien inférieure juridiquement à l'homme, soumise au père ou au mari, avec un traitement moins favorable de l'adultère2. Mais la subordination ne concerne que la femme mineure ou mariée, pas l'adulte célibataire, et est atténuée par une conception égalitaire de la sexualité : la conviction de la nécessité du plaisir féminin rend les hommes attentifs à leurs compagnes, et celles-ci peuvent se permettre d'être actives et entreprenantes dans les jeux amoureux sans encourir de blâmes ou être mal considérées, bien au contraire.

Les femmes célibataires, elles, sont totalement libres de leurs choix sexuels, sans aucune stigmatisation : prêtresses, prostituées ou femmes indépendantes, elles peuvent avoir les amants qu'elles veulent, en changer comme elles veulent, être « mères célibataires » si c'est leur choix. Elles ne subiront aucune discrimination, en quelque domaine que ce soit. On peut remarquer que cette liberté des femmes va de pair avec une grande liberté dans l'acceptation des variantes des comportements sexuels, types de rapports, lieux, usage d'images érotiques, homosexualité, etc.

Au milieu du premier millénaire, en Italie, la femme Étrusque est aussi une femme libre, et Grecs et Romains considèrent comme décadente cette société où les femmes ne sont pas tenues « à leur place » comme chez eux, ont des jugements très sévères sur l'immoralité et la débauche dont cette liberté des femmes est pour eux un signe certain3.

Déjà les Grecs, dès leurs premières rencontres avec les Égyptiens, avaient été choqués par cette société où les femmes étaient les égales des hommes4. L'Égypte pharaonique a été sans doute la seule société méditerranéenne où l'évolution de l'agriculture et du commerce, ayant entraîné comme ailleurs une accumulation de capital entre certaines mains, donc l'émergence de classes sociales de richesse différente, n'a pas aussi entraîné de domination masculine sur les femmes. Les femmes et les hommes y sont restés égaux en droit et en fait. Le mariage est égalitaire, privé (ni religieux, ni administratif), la polygamie n'existe pas (pas plus que l'esclavage). Les femmes célibataires ont les mêmes droits que tout le monde, notamment une totale liberté pour leur vie affective et sexuelle. À part l'armée, tous les métiers, jusqu'aux plus hauts postes de l'Etat, sont ouverts à égalité aux femmes et aux hommes. Celles-ci bénéficient d'une éducation complète, lecture, écriture, chant, musique, sports (comme la nage et les sports de défense). Les couples ont une vie commune de loisirs partagés, se promènent ensemble, jouent ensemble à des jeux de société, bavardent, écoutent à deux du chant ou de la musique. Et ces loisirs terrestres sont imaginés aussi les attendre pour une éternité vécue ensemble au paradis !

Les conquêtes d'Alexandre au IVe siècle avant notre ère vont imposer dans tout le Moyen-Orient les règles de la société grecque, où l'épouse n'est pas l'égale de son mari, n'est même pas une citoyenne, mais, elle-même fille de citoyen, est acquise pour donner des garçons qui seront citoyens, et des filles qui feront des citoyens. C'est son seul rôle, avec la gestion du gynécée, le domaine auquel elle est limitée. La femme libre de Babylone ou d'Égypte va disparaître pour des millénaires...

Les Romains, eux, assimilent les Étrusques à leur système où la femme est aussi inférieure à l'homme, exclue de la vie publique. C'est donc l'Empire gréco-romain qui est à la base de la généralisation dans tout le bassin méditerranéen de la place subordonnée accordée aux femmes.


L'évolution occidentale


L'Empire Romain, trop vaste pour être administré d'une seule capitale, va être scindé en deux parties en 286, qui seront aménagées en tétrarchie en 293, puis définitivement séparées à la fin du IVe siècle. À l'Est, c'est de Constantinople, nouveau nom de Byzance à partir de 330, qu'un des empereurs dirigera la Grèce, la Judée, la Syrie, l'Égypte, la Cyrénaïque... L'Europe Occidentale et l'Afrique du Nord resteront quant à elles sous la juridiction directe de l'empereur basé en Italie, jusqu'à la chute de Rome en 476.

Ces deux parties de l'Empire connaîtront un sort différent : les grandes invasions des Ve-VIe siècles ne concerneront qu'assez peu la partie orientale, alors que la partie occidentale verra s'installer nombre de peuples venus de l'Est, mais aussi venus du Nord de l'Europe. Comme ces peuples du Nord donnent une grande place aux femmes dans leurs sociétés, la partie occidentale de l'Empire va évoluer dans sa répartition des rôles masculins et féminins, alors que la partie orientale restera figée dans sa discrimination. Par la suite, cette partie orientale ne connaîtra que l'invasion des Arabes, qui sont dans l'Empire et ont le même type de société inégalitaire, puis les invasions de Turcs et d'Ottomans, qui sont déjà convertis à l'Islam quand ils conquièrent les rives de la Méditerranée : aucun changement dans la subordination des femmes ne pourra y être introduit.

À partir de la fin du premier siècle de notre ère, après la destruction du Temple de Jérusalem, les juifs n'ont plus de centre religieux commun et les multiples sectes dont le Temple assurait la cohésion auront tendance à devenir autonomes. Tel sera le cas pour l'une d'elles qui se réfère à la pensée d'un certain Jésus, se constitue en religion indépendante, se répand en Asie Mineure, s'organise en Église avec une hiérarchie efficace, au point que l'empereur décide de s'appuyer sur elle et d'en faire la religion d'État, à la fin du IVe siècle. Les responsables de cette Église sont alors tous des hommes, imprégnés de culture grecque, en accord avec les règles sociales de l'Empire, notamment la subordination des femmes. Ainsi, au début du Ve siècle, un évêque de cette Église, Augustin, pourra évoquer comme naturelle la conduite de sa mère consolant ses amies battues par leurs maris en leur rappelant qu'en se mariant elles étaient entrées sous la domination d'un « seigneur et maître » à qui leur devoir était de se soumettre au lieu de le défier : sinon, elles n'avaient pas à s'étonner de recevoir des coups. Elles l'auraient cherché. Pour sa mère, la future sainte Monique, comme pour le philosophe Augustin, la domination du mari, et ses coups, font partie de la nature des choses (Confessions, livre IX). L'Église des premiers temps se sent en harmonie avec la société de l'Empire, ne se démarquant que par son refus du divorce, son extension du nombre des cas définissant l'inceste, et, plus tard, son refus de l'homosexualité.

Cette Église sera au premier rang de la lutte contre les mœurs des Barbares du Nord, qui arrivent avec leur magie, leur chamanisme, leur paganisme, leur sexualité libre, leur liberté des femmes : elle n'aura de cesse de les faire rentrer dans le rang, et finira par y parvenir.

En effet, les « gens du Nord » ont un système familial différent : les parentèles sont beaucoup plus larges, et ce sont les mères qui transmettent le sang des ancêtres. Les mariages sont égalitaires. La dot est versée par le mari à l'épouse et non à son père. Le mari a un devoir de protection physique envers sa femme, qui, elle, a une fonction de protection magique de son époux. Les femmes ont donc une place essentielle dans la société : elles maintiennent le lien avec les ancêtres, maîtrisent la magie, ont le rôle de chamans, gardent les talismans. Ce sont les épouses qui donnent à leurs maris la force et l'audace pour s'affronter à la vie, entreprendre, se battre. Les hommes sont convaincus de n'être rien sans leurs femmes.

Évidemment, ces femmes magiciennes, païennes et sexuellement libres, choquent les responsables chrétiens et les institutions romaines, qui vont tout faire pour les ramener à leur « condition naturelle ». Dès le VIIe siècle, les sociétés gentilices à prédominance maternelle s'affaiblissent et commencent à disparaître. Les droits des femmes vont progressivement être réduits, surtout à partir du XIIIe siècle, et le droit romain, si favorable à un pouvoir centralisé, reprendra le dessus et se généralisera. Cette dégradation atteindra son maximum avec le Code Napoléon où la femme mariée redeviendra une éternelle mineure. Mais jamais, dans cette partie de l'ancien Empire Romain, les femmes ne seront réduites au gynécée ou au harem : toujours elles resteront dans l'espace public. Et même si les partisans d'une discrimination négative envers elles y sont de plus en plus nombreux du Moyen Âge au XIXe siècle, « jamais les hommes n'y ont tous renoncé à être leurs hommes, ceux qu'elles lançaient en avant, hors d'eux-mêmes » (Jean-Pierre Poly6), du chevalier qui se bat pour sa douce amie et aspire à être reçu dans la « chambre des dames » aux hommes familiers des salons mondains, de l'époque classique à la Belle Époque, ou à ceux à qui une muse romantique donne l'énergie de vivre et d'écrire.

Du VIe au XIIe siècles, la différence s'est donc établie entre un Occident où la femme, même mariée, a des droits, notamment pour ses choix sexuels, exerce un métier, a accès à pratiquement tous les métiers (sauf dans l'armée et dans la haute hiérarchie religieuse), d'une part, et un Moyen-Orient où l'infériorité gréco-romaine reste de mise. La conquête Arabe du VIIe siècle n'y change rien, sauf qu'elle a élargi à l'Afrique du Nord, jusqu'au Maroc, puis à l'Espagne, la présence de ce type de condition féminine subordonnée5.

Mais, à partir du XIIe siècle, la différenciation entre les deux parties du bassin méditerranéen va s'accentuer. La partie musulmane va se figer dans la répartition des rôles sociaux entre femmes et hommes, alors que la partie occidentale va connaître de profonds changements.

Cependant, ces changements sont complexes : en parallèle avec la concentration du pouvoir dans les mains du Prince, l'autorité familiale va être concentrée sur le père, chef de famille, et la femme sera petit à petit dépossédée de ses droits, c'est indéniable. Mais, en même temps, l'idée se répand qu'une femme peut être une amie pour l'homme, une compagne de vie. Lancée par les troubadours et les romanciers courtois, cette idée cheminera et aboutira au triomphe du mariage d'amour égalitaire à la fin du XIXe siècle.

En effet, la société courtoise veut que les femmes, mariées ou non, restent présentes dans les réunions et les rassemblements, partagent sans restriction l'espace public avec les hommes. Pour cela, il faut inventer de nouvelles règles de comportement qui rejettent l'usage de la force et la violence pour une négociation verbale respectant la liberté de l'autre : ce sera la courtoisie, ou l'art de transformer en paroles le désir, mais aussi l'art de vivre avec les femmes toute la gamme de relations qui peuvent exister entre deux humains sans les réduire aux relations sexuelles ou à l'indifférence. Cette évolution des mœurs s'accompagnera d'une évolution des vêtements : pour se faire remarquer, pour se distinguer, pour se mettre en valeur, pour séduire dans l'espace public, le vêtement va évoluer, souligner les formes du corps, l'exhiber.

Alors que, jusque-là, en Europe comme sur tout le pourtour méditerranéen, hommes et femmes portaient un même type de vêtement ample et long jusqu'aux pieds, le costume masculin d'Europe occidentale raccourcit, colle au corps (pourpoint, « justaucorps », chausses), montrant les jambes, avantageant selon la mode certaines parties des corps (braguette médiévale ou bustiers Renaissance, culottes moulantes des aristocrates, etc.). Aujourd'hui, le vêtement médiéval, robe ou toge, reste l'habit professionnel pour les avocats, les magistrats, les ecclésiastiques, les professeurs lors des cérémonies : tous ceux qui ont, à l'époque, résisté au changement, refusant les parures séductrices, privilégiant la tenue sérieuse qui était le gage du sérieux de leurs fonctions.

La femme médiévale occidentale, elle, dont le corps était lui aussi caché par la robe traînant au sol, la coiffe, le foulard, et dont on ne voyait que la peau du visage et des mains (comme pour les religieuses il y a encore peu, et comme les musulmanes en foulard aujourd'hui), va très vite libérer son cou, sa nuque, ses bras, sa taille, et on aura les décolletés, les tailles serrées, les corsets et les guêpières, les hanches élargies, les soutien-gorge pigeonnants… Pour les deux sexes, on retrouvera les bijoux, les fards, les talons hauts qui augmentent la taille et la cambrure, les perruques, etc.

Ainsi la société occidentale choisit-elle de montrer le corps dans l'espace public, de le rendre voyant, de le mettre en scène. Et il en va tout autrement de la société musulmane.




Le repli identitaire oriental


Après l'épisode des Croisades (1095-1270), l'empire Turc, puis l'Empire Ottoman sont la principale puissance en Méditerranée, et la culture musulmane se vit comme idéale, comme un des éléments qui concourent à la supériorité du système. Mais ce monde ne va pas évoluer économiquement, alors que les Européens amassent d'immenses richesses grâce aux Amériques, puis à l'Inde. Ils peuvent ainsi créer une industrie, rénover leur agriculture, augmenter leurs forces militaires. La supériorité ottomane, très nette jusqu'au XVIIe siècle, va être grignotée puis s'effondrer au XVIIIe siècle, jusqu'à ce que les pays européens se sentent assez forts pour attaquer au XIXe siècle : en 1830, les Français s'emparent d'Alger, et au fur et à mesure s'installent en Afrique du Nord, les Anglais s'imposent en Egypte (1882), à Chypre, au Yémen, les Italiens en Libye (1911), l'empire Ottoman s'émiette et finit par disparaître après la Première Guerre mondiale, quand le Liban et la Syrie passent sous mandat français, la Palestine, la Transjordanie et l'Irak sous mandat britannique.

La réaction spontanée des élites musulmanes est alors de penser que, si le système européen les a vaincus, c'est qu'il est meilleur. Il faut donc le copier. Ils transforment à leur tour, avec les capitaux des vainqueurs, leur agriculture, en Algérie ou en Égypte, montent des usines, construisent voies ferrées et routes. Mais ils introduisent aussi le théâtre, les concerts, les restaurants, une vie publique où les femmes seront présentes, donc s'habilleront en conséquence, fascinées par la mode parisienne, imitant ces Européennes qui circulent librement dans leurs villes. Des écoles de filles seront ouvertes, des femmes accéderont à de multiples métiers publics (comme avocates, médecins, secrétaires, assistantes sociales, etc.). Les domiciles copient les demeures européennes, ce qui entraîne une évolution des rapports entre hommes et femmes dans l'espace domestique. Après la Première Guerre mondiale, les classes aisées musulmanes ont adopté le mode de vie à l'européenne, et s'en trouvent bien.

On peut dire que, au milieu du XXe siècle, l'émancipation de la femme et la liberté sexuelle sont des horizons communs aux différents pays du pourtour méditerranéen, même si le monde de la campagne est partout beaucoup plus conservateur, et, dans les pays musulmans, n'a pas commencé à remettre en question les comportements traditionnels.

Or c'est à ce moment-là qu'un islamisme conservateur va se diffuser et entraîner un retour crispé sur des valeurs imaginées être celles qui avaient assuré la grandeur du monde musulman.

Après la Première Guerre mondiale, puis surtout après la seconde, les élites des pays musulmans désirent retrouver l'indépendance de leurs pays. Elles se heurtent au refus des Européens, et développent alors un nationalisme de plus en plus virulent. Pour triompher, il suffit de s'appuyer sur les masses paysannes dont le conservatisme sera sensible aux critiques des nouveautés occidentales et à la mise en avant des valeurs traditionnelles.

La trajectoire intellectuelle de ces élites peut se comprendre avec l'exemple personnel d'un de leurs leaders, Sayyid Qutb, qui, d'admirateur de l'Occident, se muera en farouche adversaire de cette modernité importée.

Sayyid Qutb est un Égyptien né en 1906. Il est élevé par un père qui rêve de l'envoyer en Europe étudier le droit pour revenir libérer son pays. En fait, il devient inspecteur au ministère de l'Instruction publique, et il participe activement aux débats sur les réformes de l'enseignement. La modernité occidentale lui semble la voie à imiter afin de redonner de la grandeur à son pays : « Nous devons nous mêler aux Occidentaux chaque fois que nous en avons l'occasion, lire ce qui est écrit dans leurs langues à propos de la maison occidentale et de ses agréments […] et les imiter pour faire revivre nos maisons, et ranimer entre nos murs la joie, l'activité et le sens de la beauté » (d'après Alain Roussillon7). La crise de la condition féminine est un de ses sujets de préoccupation : en 1940, il écrit que « le saut qu'a accompli la femme égyptienne depuis la Grande Guerre est la cause de ces déséquilibres qui affectent notre vie sociale : nous ne pouvons plus appeler au voile de la femme car celui-ci est devenu insupportable à notre époque, mais nous ne comprenons pas encore ce que signifie ce dévoilement ». Il faut éduquer les femmes, mais, dit-il alors, « pour pouvoir exercer au mieux leur rôle naturel, engendrer des enfants, et non comme des garçons, car science, recherche, travail sur la place publique ne leur permettront pas de vivre leur vie selon leur nature ».

En 1948, il bénéficie d'une mission aux États-Unis pour y étudier le système des écoles. La rencontre entre ce célibataire de 42 ans qui n'avait jamais quitté l'Égypte et la réalité de la société américaine est brutale. Tout le choque, note Alain Roussillon, le racisme dont il est victime, la violence des combats de boxe, les dissonances du jazz, la tenue et les regards des étudiantes, leur liberté de mœurs. Dans L'Amérique que j'ai vue, il écrit : « Les femmes américaines savent parfaitement le pouvoir séducteur de leur corps. Elles savent qu'il réside dans le visage, les yeux expressifs, les lèvres gourmandes. Elles savent que la séduction réside dans les seins ronds, les fesses pleines, les jambes bien formées, et elles montrent tout cela et ne le cachent pas ». Pour notre plus grand bonheur, dirait un mâle occidental. Pour le malheur de la famille et de la société, conclut un musulman attaché à sa culture. Le problème est ainsi clairement mis en lumière : les uns pensent en termes de liberté et d'égalité des citoyens, donc des femmes aussi ; les autres pensent en termes d'identité culturelle et de sauvegarde d'un ordre social antérieur. Sayyid Qutb bascule très vite, constate Alain Roussillon : alors qu'avant son voyage à l'étranger il pensait que la conquête de la modernité était indispensable pour refonder l'identité égyptienne, il inverse les priorités et pense maintenant que c'est « la refondation de l'identité qui conditionnera la capacité à tenir tête au défi que représente la modernité de l'Autre, et qui, surtout, devra exclure radicalement les réalisations occidentales de cette modernité ». Il n'est vraiment plus question de copier l'Occident !

Sayyid Qutb devient adepte des Frères Musulmans, aide Nasser à prendre le pouvoir, mais se rebiffe contre ses choix politiques qui marginalisent l'Islam, et finit emprisonné puis pendu (1966).

Son parcours est emblématique de l'évolution des rapports entre les mondes musulmans et occidentaux. La fascination et l'imitation spontanées des premiers temps chez les musulmans se heurtent aux réels défauts des démocraties occidentales, et à leur suffisance, amenant un rejet global accompagné d'un repli sur l'identité et ses caractéristiques traditionnelles. Mais le rejet reste limité aux mœurs : la modernité matérielle des Occidentaux est au contraire très prisée dans le monde musulman, des ordinateurs aux smartphones et tablettes, d'Apple à Coca Cola ou Mac Donald, des voitures aux avions et aux buildings, tout est acheté, tout est copié. Seules la démocratie, la liberté et l'égalité des femmes posent problème. Ce qui met ces sociétés en porte-à-faux : ce sont bien les moyens modernes et occidentaux de communication qui répandent les idéaux de liberté et d'égalité...


Aujourd'hui : une situation complexe


Pour caractériser la condition féminine et la sexualité dans le bassin méditerranéen aujourd'hui, on peut être tenté de schématiser en opposant les pays européens qui prônent l'égalité entre hommes et femmes, et les pays musulmans qui couvrent les femmes de voiles dans l'espace public et ne leur laissent un peu d'autonomie que dans leurs foyers. Cette dépossession de soi, qui est de règle en Iran ou en Arabie Saoudite, suscite un rejet viscéral par les femmes qui y sont contraintes.

Mais alors, pourquoi, dans les pays où la contrainte vestimentaire n'existe pas, tant de femmes choisissent-elles de porter le voile ? Il faut écouter leurs explications quand elles disent que le voile les rend libres, et se poser la question de la condition des femmes dans nos démocraties occidentales « égalitaires » : pourquoi tant de femmes y ont-elles peur dans l'espace public, ne se sentent pas libres d'aller où elles veulent et à l'heure qu'elles veulent, se font si souvent agresser, violer, battre, tuer ? Et combien d'occidentaux mâles raisonnent exactement comme les intégristes musulmans en critiquant la tenue provocante de leurs concitoyennes, en en faisant la cause des agressions qu'elles subissent, en réclamant leur retour au foyer et au strict élevage des enfants, en se scandalisant qu'elles exercent des métiers pris aux hommes qu'elles réduisent ainsi au chômage, donc en remettant en cause leur égalité dans l'espace public et en sexualité ?

Oui, l'Occident n'a pas enfermé ses femmes. Oui, l'Occident offre à ses femmes une liberté et des droits semblables à ceux des hommes. Oui, l'Occident s'est doté de droits de l'Homme qui sont des principes remarquables. Mais les sociétés occidentales n'en sont pas moins dures, cruelles pour les plus faibles, méprisantes pour celui qui est différent, misogynes et racistes, faisant trop souvent passer leurs beaux principes après les intérêts financiers de leurs puissants. L'amour-propre et la fierté des peuples anciennement soumis et toujours plus ou moins dépendants les amènera alors logiquement au rejet d'une culture qui apparaît facilement comme immorale.

Pour que les Musulmans conservateurs adhèrent aux idées d'égalité entre hommes et femmes il faudrait sans doute que les Occidentaux qui les prônent se montrent moins arrogants, plus ouverts à l'Autre, afin que cet Autre soit réellement traité comme un égal, retrouve sa dignité, l'estime de soi.

Finalement, sur tout le pourtour méditerranéen, on peut repérer des sociétés aux caractéristiques opposées, allant de la liberté et de l'égalité totales des femmes - qui détermine une sexualité de séduction libre et de négociation entre partenaires aux droits identiques - que l'on trouve en Occident, à un enfermement des femmes exclues de l'espace public, que l'on trouve au Moyen-Orient. Mais, partout, des hommes, minoritaires en Occident, majoritaires au Moyen-Orient, ne tiennent pas pour normales l'égalité des femmes et leur présence dans l'espace public, et sont portés à user de violence et de coercition dans leurs relations sexuelles avec elles.

On peut cependant rester sans doute optimiste : les principes existent bien, les moyens de leur diffusion aussi, de plus en plus de femmes s'y reconnaissent et se mobilisent pour que leur société les applique, et, même si partout des hommes résistent à leur volonté d'égalité, le mouvement semble irrésistible.

Une sexualité d'échanges égalitaires apparaît bien à l'horizon des différentes cultures du bassin méditerranéen.


Yves Ferroul


Notes :

1. André Burguière (dir.), Histoire de la famille, tome 1, Mondes lointains, Armand Colin, Paris 1986.

2. Véronique Grandpierre, Sexe et amour de Sumer à Babylone, Gallimard, Paris 2012.

3. Dominique Briquet, La Civilisation Étrusque, Fayard, Paris 1999.

4. Christian Jacq, Les Égyptiennes, Perrin, Paris 1996.

5. Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Seuil, Paris 1993.

6. Jean-Pierre Poly, Le Chemin des amours barbares, Perrin, Paris 2003.

7. Alain Roussillon, « Trajectoires réformistes. Sayyid Qutb et Sayyid'Uways : figures modernes de l'intellectuel en Égypte », in Égypte/Monde arabe, Première série, 6 (1991), mis en ligne le 07 juillet 2008 (URL : http://ema.revues.org/451).




 


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