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Comment passe-t-on de la littérature à la médecine ?

Dr Yves FERROUL, Professeur agrégé de lettres, docteur ès lettres, maître de conférences de littérature française médiévale, Université de Lille.



Quand nous nous sommes rencontrés, ma future épouse et moi, nous avons renoncé à entreprendre des études de médecine parce que cela nous aurait empêchés de nous marier et d’avoir une indépendance financière immédiate. Nous avons alors choisi les études de lettres classiques qui permettaient de gagner sa vie en même temps. Et j’ai été agrégé de lettres classiques, docteur ès lettres, maître de conférences de littérature médiévale. Mais, la trentaine atteinte, installés dans la vie avec trois enfants et nos postes d’enseignants, nous n’avions pas oublié nos premières aspirations et nous avons repris les études médicales, passé le concours, etc.

Notre formation littéraire nous a amenés à choisir un exercice médical qui nous convenait bien : les histoires d’amour et de sexe que nos patients nous racontent en sexologie, nous avions appris à les analyser dans les romans, à en déterminer toutes les composantes et techniques, à en déduire les « caractères » des personnages, ou les traits de personnalité de leurs auteurs : donc, ce que nous avions à faire en tant que thérapeutes n’était pas une démarche fondamentalement différente de celle de l’enseignant de littérature.


MÉDECINE ET LITTÉRATURE

Personnellement, le hasard m’a fait pousser plus loin la réflexion sur le lien entre science et littérature. Pendant mes études de médecine, j’ai dû m’occuper d’une patiente hospitalisée après une tentative de suicide parce que son mari lui refusait toute vie sexuelle suite à une double castration pour abcès testiculaire. Or, au même moment, je donnais des cours de licence sur l’histoire d’Abélard et Héloïse : tous les historiens et littéraires admettent comme une évidence l’impuissance du philosophe après sa castration, et donc trouvent naturels son renoncement au couple et son entrée au couvent, alors que je découvre que la médecine affirme le maintien de la capacité d’érections de l’homme castré. Il faut donc expliquer par d’autres motifs le comportement d’Abélard, qui n’apparaît plus comme « obligé » : il ne se résigne pas à être moine, mais s’engage volontairement dans la voie de la perfection religieuse. D’où une mise au point dans un article (« Bienheureuse castration ») et même une édition commentée des lettres échangées par les époux du XIIe siècle (Héloïse et Abélard, Garnier Flammarion). Le lien entre médecine et littérature était noué.


DE L’IMAGINAIRE AU RÉCIT SCIENTIFIQUE

Donc les histoires que l’on se raconte (comme sur la castration) conditionnent les comportements individuels ainsi que les jugements portés sur les actions de nos semblables. Mais ces histoires que nous nous racontons sont-elles de nature différente quand elles sont utilisées d’une part par le médecin sous forme de théories scientifiques ou d’autre part par les écrivains sous forme de fictions ? Une étude fondée sur les travaux de l’historien de la médecine Grmek m’a montré qu’il n’en était rien. Mirko Grmek, analysant la recherche médicale de Claude Bernard (Raisonnement expérimental et recherche toxicologique chez C. B., Droz), conclut à l’importance primordiale de l’imaginaire du chercheur : c’est lui qu’il faut mettre en œuvre pour inventer une histoire fournissant un lien logique explicatif entre des faits et des phénomènes qui, d’eux-mêmes, ne disent rien, n’ont rien dit pendant des années à un Claude Bernard pourtant expérimentateur très habile. Mais pour convaincre la communauté scientifique, cette histoire doit être, en un second temps, retravaillée, reformulée selon des critères spécifiques qui lui ôtent son apparence de simple histoire (cette apparence que gardent les récits légendaires, les contes et les romans). Le récit scientifique se détache ainsi des récits habituels par sa forme, non par son fond. Il y a donc deux façons de présenter la manière de concevoir le monde, de raconter des histoires sur le monde : l’une avec le label scientifique, l’autre avec le label fictionnel. Ainsi, pour comprendre l’atome ou les intégrales, la première est plus efficace. Mais pour comprendre les êtres humains et leurs relations au monde, la seconde semble incontournable : par exemple, pour connaître l’amour et la passion peut-on se contenter d’un traité sur les endorphines ou l’imagerie cérébrale, ou ne comprend-on pas mieux ce que l’on vit grâce aux chansons, romans, pièces de théâtre, films que notre société nous fournit en abondance ? D’ailleurs, dans certains domaines, coexistent toujours deux types de récit : l’un formulé selon les critères de la science (par exemple les traités philosophiques, psychologiques, sociologiques) et l’autre gardant le statut des fictions (les romans peuvent parler de tous les problèmes philosophiques, psychologiques ou sociologiques : de l’amour, de la jalousie, de la passion, de la gloire, de l’amitié, de la condition féminine ou ouvrière, de la lutte des classes, du racisme, de la guerre,... mais sous une autre forme).


LA LITTÉRATURE DANS LA FORMATION DU MÉDECIN

Quand j’ai été choisi pour enseigner l’histoire de la médecine en PCEM 1 lorsque le module de sciences humaines a été imposé au concours, j’ai donc voulu amener les étudiants à se servir des fictions pour réfléchir sur le médecin, la médecine, la maladie, la souffrance, la mort, le dégoût, la sexualité... Mais aussi à chercher les imaginaires sources des attitudes médicales devant les épidémies (peste, syphilis, choléra, sida), la régulation des naissances, la sexualité (Médecins et sexualités, Ellipses), la connaissance anatomique, la découverte des microbes... (Médecin et médecine, Champion). Ce qu’ils auront à vivre comme médecins, c’est la lecture des Hommes en blanc de Soubiran, ou de la Maladie de Sachs de Martin Winckler qui les aidera à le comprendre. Ce qu’un être humain fait de sa maladie, c’est dans Mars de Fritz Zorn, La Doulou de Daudet, Le Fil de Christophe Bourdin, qu’ils en découvriront la richesse, afin de décoder les attitudes parfois incompréhensibles ou illogiques, d’un point de vue médical, qu’ils rencontreront chez leurs patients.

Un médecin doit recourir à une technique impeccable afin de faire bénéficier son patient du maximum des chances offertes par la science contemporaine. Mais lui comme son patient sont nourris par un imaginaire qu’il faut savoir reconnaître et utiliser pour que l’intervention technique acquière toute son efficacité. Par exemple, devant un trouble de l’érection, les examens cliniques et paracliniques sont indispensables : mais si, éventuellement, la solution logique apparaît être la prescription d’un inhibiteur de la PDE5, l’effet en sera faible ou nul si n’ont pas été examinées toutes les idées que s’est forgées le patient sur ce médicament, sa virilité, son partenaire, la place de la sexualité dans sa vie… Or ces idées ne sont pas étudiées dans les cours de médecine : une grande part de ce qui contribue à l’efficacité thérapeutique vient d’ailleurs, des fictions.

Comment passe-t-on de la littérature à la médecine ? En vivant à fond la littérature et la médecine, on ne « passe » pas de l’un à l’autre : quand on est vraiment en l’une, on est en plein dans l’autre.



Bibliographie

 • Abélard P, Héloïse, Ferroul Y. Lettres et vies. Paris : Garnier Flammarion, 1997:218.

 • Ferroul Y. Médecin et médecine : manuel d’introduction à l’étude de l’histoire de la médecine en PCEM1. Paris : Honoré Champion, 2004.

 • Ferroul Y. La sexualité féminine. Paris : Ellipses Marketing, 2002:168.

 • Ferroul Y. Médecins et sexualités. Paris : Ellipses Marketing, 2002:160.